>>Nuage Indien<<

Je n'ai pas eu de nombreuses fois l'honneur d'observer mon corps svelte dans une vulgaire flaque de boue. J'ai bien d'autres préoccupations. Néanmoins, un souvenir, une image, reste gravée dans mon esprit. Les contours de cette silhouette athlétique sont malheureusement flous, mais les éléments principales sont présent. Voici donc mon portrait, ou du moins, les quelques détails que ma mémoire a retenu.

J'ai de mystérieux yeux bleus. Oui, bleu. Une variante brumeuse de la couleur du ciel. Deux pierres précieuses situées sur mon visage. Certainement une fierté, si j'accordais davantage de temps à mon corps. Concentrons nous maintenant sur ma silhouette. Je ne suis pas l'un de ces imposants colosses possédant de puissants muscles. Je ne suis qu'un Apprenti. Je possède encore les courbes arrondies de l'enfance. Peut-être Je ne connais pas ma race. Pour cela, il me faudrait rechercher l'origine de mes parents. Une tâche bien trop longue pour mon être. Contrairement à la plupart de mes semblables, je n'ai pas une mâchoire particulièrement développée. Défaut ? Qualité ? Je n'en sais rien. Je possède un pelage brun, lointain souvenir de la terre aride sur laquelle je suis né. J'ai le souvenir de pattes puissantes, fines et discrètement tigrées. Je suis bien jeune. Je n'ai pas encore la sagesse des plus Anciens, ni la maturité des Guerriers.

Je ne vois rien. Je suis enfermé dans une prison obscure. Mon pelage humide est collant. Je sens une pression sur mon corps fragile. J'ai une sensation étrange, qui m'angoisse. Qui suis-je ? Comment me suis-je retrouver dans un lieu aussi étrange que mystérieux ? Je n'en sais rien. Un deuxième fois, mon être est secoué. Je ressens une douleur au niveau de la patte. Puis ? Je sors. Je n'en connais pas la raison, mais une autre conscience le désirait. Instinctivement, je tente de me dresser sur mes pattes. Vainement, bien sur. Je n'arrive pas à contrôler mes mouvements. Je n'ai pas de muscles. J'entends des voix rassurantes autour de moi. Que signifient-elles ? C'est une bonne question. Je prends une inspiration. Un hoquet de surprise sort de ma gueule entrouverte. L'air frais s'est engouffré dans ma gorge chaude. Je comprends rapidement que ce mouvement, cette simple action, est indispensable à ma survie. Je dépends de cet oxygène. Heureux de cette découverte, je tente d'apprendre d'autres détails sur mon être. Je contracte les fins muscles de mes paupières. Répondant à mon ordre, elles s'ouvrent mécaniquement. Je reste étonné devant les images fascinantes qui s'offrent à moi. Je suis entouré d'une multitude de couleurs éclatantes. Le bleu brumeux du ciel matinal, le vert arrogant de la végétation environnante, le brun discret de la terre, le jaune jaloux, s'emparant lentement des feuilles... Tant d'informations pour un si jeune cerveau.


Je tourne lentement la tête. Je veux observer encore ce monde étrange. Les couleurs sont harmonieuses, et donnent chacune un sens différent. Soudain, je remarque une traînée rouge. Je m'approche calmement de ce liquide pourpre, qui recouvre généreusement l'herbe grasse. C'est du sang. Un liquide vital, qui coule dans mes veines. Je prends une prudente inspiration. L'odeur métallique s'imprime dans mon esprit. Mes yeux suivent attentivement la trace de sang. Ils s'arrêtent enfin à quelques mètres de moi. Une forme brune, semblable à une motte de terre, se trouve au bout de ce chemin sanglant. Je m'approche doucement. Mes pattes sont déjà plus précises, et j'arrive rapidement à mon but. Je comprends mon erreur. Cette chose est un chat. L'inconnu est entouré d'une marre pourpre. Inconsciemment, je plonge mon regard dans cette flaque à l'odeur repoussante. Et je me vois. Le pelage brun, coloré de rouge. Les yeux innocents. Tremblant de joie à l'idée de découvrir ce monde. Je souris, et mon reflet en fait autant. Je me détourne de ce miroir improvisé, et me concentre sur le félin. Cependant, ni mes ordres plaintifs, ni mes pleurs ne parviennent à réveiller le matou. Soudain, la vérité s'offre à moi. Mes pattes se dérobent sous mon corps chétif. Je me retrouve couché, dans cette marre de sang. Des larmes coulent le long de mes joues, et se mélangent peu à peu au liquide vital qui s'écoule du corps allongé de l'étranger. Cet animal ne se relèvera plus. La vie a quitté son être. Il n'est plus qu'une coquille vide. Je suis né. Je suis arrivé dans ce monde merveilleux. Et ce félin, en me donnant la vie, a abandonné la sienne. La merveille disparaît doucement, tâchée par cet acte horrible. Mes sentiments me contrôlent pendant de nombreuses heures. Puis, je me relève lentement. Ma gorge est sèche. Mes yeux, rouges et douloureux. Je me sépare de l'inconnu, de ma démarche incertaine. Je pars. N'importe où. Je n'ai qu'un seul désir. Oublier. Mais cela, c'est tout bonnement impossible.

J'erre dans les bois. Depuis de nombreuses lunes. Les jours passent et se ressemblent. Le paysage reste inchangé. Les immenses arbres me dominent toujours autant. La terre, sèche et étonnement orangée, colore discrètement mes coussinets d'une poudre rousse. A chaque fois que je débouche dans une clairière, je revois cette scène. Mes rêves sont tous teintés de pourpre. Je suis hanté par le souvenir du regard vitreux du corps. De ma mère. De temps à autre, je croise des félins. Ils m'apprennent les bases de la chasse. Certains m'aident à me repérer dans ce vaste monde. D'autres me racontent d'étranges légendes. Certains chats porteraient une gène rare, inconnu, qui leur donnerait de nombreux pouvoirs. Je n'y crois pas. Et je continue à errer, encore et toujours, dans ce monde d'injustice. J'aurais pu continuer à vagabonder. Mourir seul, une nuit d'hiver. Mais cela signifie abandonner. Ne plus lutter. Ne pas protéger les autres félins de cette peine incalculable. Ce qui me semble impossible. Une générosité forcée était née au fond de mon être lorsque la mort à surgi dans ma vie. Fier de cette résolution, je marche de nouveau. Cependant, cette fois, ce n'est pas pour me lamenter de la perte d'un être cher. J'ai dorénavant un but. Rencontrer mes semblables. Les prévenir. Puis continuer mon chemin, à la recherche d'âmes perdues. Mais je comprends bien vite qu'aider des matous solitaires n'est pas assez. Mon projet n'avance pas suffisamment vite pour me satisfaire pleinement. Je choisis donc de rencontrer des groupes. Une tribu d'une dizaine de membres. Et c'est de cette manière que je rencontre le Clan de l'Air.


Je marche lentement à travers bois. La terre sèche de ma jeunesse a laissé place à une boue brunâtre qui se colle à mon pelage. J'ai la sensation d'avoir grandit depuis ma naissance. Je suis négligé. Je ne le sais que trop bien. Mais, ne rencontrant que quelques matous par lunes, ce n'est pas réellement important. Je cherche depuis quelques temps la piste d'un Clan. Selon les propos de mes compagnons d'un jour, ils vivent dans une harmonie incertaine. Ces chats occupent une Forêt paradisiaque. Ils possèdent d'étranges pouvoirs. Ils sont nombreux. Une cinquantaine par groupe, selon mes sources. Je marche donc depuis deux semaines à la recherche de ces inconnus. Mon ventre se crispe douloureusement. Un grondement sourd retentit, venant de mon estomac. J'ai faim. Je souffre de ce mal qui ronge de l'intérieur. Je commence à désespéré. Je reconnais les les lieux que je parcours. Je suis déjà venu dans ces bois. Mais cette fois-ci, je fais une rencontre fascinante. Un félin se trouve devant moi. Il a un pelage clair, semblable à de la brume. L'inconnu est vraiment banal. Qu'a-t-il d'étonnant ? Il vole. Ses pattes se trouvent à quelques poils de souris au dessus du sol. Je recule brutalement, tentant d'échapper à cette vision. J'ai une hallucination. Les félins ne peuvent léviter. C'est impossible. Je rêve. Je suis malade. Je cherche vainement une raison à ce spectacle horrifiant. L'étranger se retourne. Je tremble. Un autre félin sort de la Forêt. Il me dévisage un instant. Puis, ses yeux se voilent. Il prononce des paroles incompréhensibles, d'une voix grave, qui semble venir d'un autre monde. Il secoue doucement la tête, et trotte paisiblement vers son compagnon, qui a maintenant regagné le sol. Quelques phrases sont prononcées. Enfin, après quelques secondes d'hésitations, ils se rapprochent de moi.


- Viens avec nous.

Je retiens un rire nerveux. Les deux amis sont aussi mystérieux qu'imposants. Ils ne m'accordent pas plus de temps. Ces trois mots doivent leur suffirent. Je grogne. Ils se moquent de moi. Les colosses se détournent, et commencent à courir. Je n'ai donc pas le loisir de réfléchir à leurs sages paroles. Bien. Je n'ai donc pas le choix. Je me joins à eux, tentant de ne pas être distancé. Et, après une course épuisante, j'arrive enfin dans le Campement d'un Clan. Lequel ? Je n'en sais rien.

Comment suis-je arrivé dans cette clairière ? Pourquoi les félins m'observent attentivement, cherchant un quelconque défaut dans ma cuirasse ? Les deux matous que j'ai suivis continuent leur route, ignorant les murmures incessants de leurs semblables. Ils semblent connaître les lieux. J'en déduis donc qu'ils vivent ici, das cette Forêt étrange. Brutalement, mes guides s'arrêtent. Je tourne vivement la tête, curieux de nature. Je veux savoir la raison de leur salut respectueux. Puis ? Je comprends. Ils s'inclinent devant un chat, qui dégage une aura particulière. Sa seule présence incite au respect. Je baisse légèrement la tête, imitant les étrangers. Ensuite, les inconnus commencent à parler. Je n'écoute pas vraiment leur conversation. Un frisson me parcourt le dos. Mon ventre se contracte et mes poils se dressent sur mon corps tremblant. La peur s'est emparée de mon être. Je me sens insignifiant face à cet attroupement de félins. Les sages paroles d'un Ancien me reviennent en mémoire.


- Marche en direction du soleil, petit, et ton but tu trouvera. Là-bas, le danger sera partout, y compris dans ton propre corps. Les habitants de la Forêt aux quatre Clans ont d'étonnants pouvoirs. Tu devras te méfier d'eux.

Bien. Je respecte donc inconsciemment les conseils du vieux matou. La peur entraîne la méfiance. Mais je ne comprends pas la deuxième phrase. Mon être peut devenir une menace ? Cette question ne trouve aucune réponse dans mon esprit juvénile. Je cherche vainement une hypothèse à cette prédiction lorsque je me rends compte que le silence règne sur la plaine. Je reviens à temps à la réalité pour remarquer que tout les regards sont tournés vers ma silhouette d'étranger. Quelques courageux se sont approchés de moi pendant mes réflexions. Je ne m'attarde pas sur leurs silhouettes, trop accaparé par le Chef de ce groupe. Ce dernier s'assoit devant moi, et m'incite à faire de même. Sans oser respirer, de peur de contrarier le meneur, je exécute rapidement ses ordres. Il prend aussitôt la parole. Son accent étrange ne me permet pas de comprendre entièrement ses propos, mais je peux retenir l'essentiel : ils m'acceptent dans leur Clan. Par crainte de leur réaction, je n'ose contredire le félin. Rester n'a jamais été dans mes intentions. Je passe la journée à observer mes semblables. J'ai l'impression d'être un inconnu, entouré par les membres d'une même famille. Je repère les Tanières, où se reposent les matous en fonction de leur âge. Puis, je découvre l'immense territoire de cette Tribu. Ils chassent principalement dans des lieux brumeux, où le vent est maître des bois. Enfin, je comprends l'utilité de leurs étranges pouvoirs. Certains contrôlent les nuages. D'autres peuvent se transformer en d'étonnantes créatures volantes. Ils sont bien supérieurs aux autres chats. Ils représentent l'évolution de notre espèce.


J'apprends les différentes techniques de chasse. La plupart se servent de leur capacité pour attraper une proie. Je commence à adopter l'accent de ce Clan, qui rend les phrases plus sifflantes que la langue de ma jeunesse. Malgré les différences, je m'intègre aisément. Mon unique défaut réside en mon incapacité à posséder un pouvoir. Quelques félins affirment qu'un don des cieux réside dans mon être. D'autre pensent que mon corps est le pantin du mal. J'ai un peu de mal avec cette dernière version.